A Moroni, la petite « criée » aux couleurs de l’arc-en-ciel

A droite, des clients venus acheter du poisson (Photo : Hayatte Abdou).

A Moroni, c’est sur cette portion de front de mer qui s’étend sur un littoral d’environ 100 m, de la place Badjanani jusqu’à la Société nationale des postes et services financiers (Snpsf), que la plupart des gens viennent s’approvisionner en poissons. Avec les bruits des moteurs des embarcations qui claquent, l’endroit ne manque pas d’animation. Reportage sur ces lieux adulés des pêcheurs où ils peuvent rester jusqu’à 23 h.

Par Abdou Moustoifa et Hayatte Abdou

Il est 17h, l’heure à partir de laquelle les pêcheurs, pour la plupart venus des îles sœurs, reviennent. Certains partis depuis le matin rentrent chez eux, d’autres se préparent pour une aventure du soir. Ce mercredi 6 novembre, le front de mer situé près de la place de Badjanani, à Moroni, bruisse de vie.
Dès que l’on s’approche du muret, les odeurs des poissons commencent à se faire sentir. Sur les trottoirs d’en face, une file d’hommes patiente. Ils attendent que les kwassa-kwassa accostent. Et pour tuer le temps, la foule ne manque pas de sujets à débattre. Le plus souvent, c’est la politique intérieure qui s’invite. Du matin jusqu’à l’après-midi, le domino et les cartes se joignent aux palabres.

Les brouettes, les bidons rouge et blanc pleins de pétrole trouvent leur place sur le trottoir, tout comme les moteurs des embarcations que les pêcheurs ramènent chez eux. La présence de ces engins explique que la pêche se poursuivra ce soir. Les propriétaires les tiennent.  » Pour éviter les vols, nous sommes obligés de démonter les moteurs une fois descendus », confie Bongo, l’un d’entre eux. Ce pêcheur travaille ici depuis trois ans. Selon lui, tout n’est pas si rose.  » Des fois, on revient bredouille. Mais on est tous habitués à ce genre de scénarios. Ça ne nous a jamais découragés. Le lendemain, on reprend la mer », avoue-t-il.

Des ordures et des klaxons

Omniprésentes il y a encore quatre ou cinq ans, les femmes, remplacées par des hommes, se font de moins en moins nombreuses derrière les étals de poissons qui se concentrent sur le front de mer. Dès qu’une personne s’approche, les vendeurs se précipitent tout sourire et l’invite en shikomori : « Karibou bo mkanabaraka. Ko wurungue li pwere ». Tout près d’eux, trois femmes discrètes tiennent leurs commerces de yaourts et de petites douceurs.
L’endroit est insalubre. Des tas d’ordures s’amoncellent : sacs en plastique, morceaux de tissus jonchent la surface et colorent le décor aux teintes de l’arc en ciel. Assis sur les rochers, les hommes attendent et d’autres se lavent les mains pendant qu’un groupe demeure sur le bord des embarcations. A quelques mètres, deux jeunes garçons se baignent nus. A part, le vacarme issu des klaxons, les habitués de la place arrivent avec leurs smartphones qui crachent de la musique. Ce soir, c’est du rap.

De la musique et des danses

Abdourazak Abdoir alias Mango anime et amuse la galerie avec des danses. Ses copains le chambrent et lui lancent en même temps des piques.  » Est-ce parce qu’il y a une fille devant nous ? Tu veux l’impressionner ? « , lancent-ils.
Les bonites qui viennent d’être débarquées gisent par terre. La pêche n’a pas été exceptionnelle. On en compte une trentaine. Les vendeurs se ruent pour négocier le prix.  » C’est entre 3 000 à 4 000 francs comoriens soit 6 à 8 euros l’unité », lance Kolo. Inflexible, le propriétaire de l’embarcation refuse le rabais demandé.  » Aujourd’hui, il n’y a pas eu beaucoup de prises. Donc je ne peux pas vendre au-dessous des 3 000, sinon je risque de ne pas engranger de bénéfices. Il faut tenir compte des charges telles que l’achat du pétrole », explique-t-il.

Amdjad Aboudou, un des acheteurs, ne désarme pas. Trouve que ce prix est trop cher. « Je ne peux pas acheter un poisson qui ne pèse même pas 1 kilo et demi à 4 000 francs. Mais je me rends compte que ce n’est pas évident », se plaint-il.
Ahmed, un autre vendeur, commence à ramasser les poissons par terre pour les mettre dans les brouettes.  » Qu’on ne me prenne pas en photo. Si tu tentes de le faire, je jetterai ton téléphone à la mer », promet-il. Ses camarades tentent de le raisonner. « Ce sont des journalistes. Et ils ne font que leur travail ». Ils ne manquent pas de le chambrer.

« L’hygiène n’est pas une priorité »

De l’autre côté, tout près de la Snpsf, les femmes sont assises avec leurs cuvettes remplies de poissons. Le visage couvert d’un masque de santal et du rouge aux lèvres, elles arborent un large sourire. A l’approche des potentiels clients, elles commencent à vanter la qualité de leur marchandise.
Ici, sur le rivage, tout le monde s’appelle « docteur ». On se chambre, on se traite comme du poisson pourri mais toujours dans la bonne humeur. Abdou Soimadou, alias Penantmens, nous invite à nous s’asseoir poliment, pendant que ses copains l’insultent d’une manière très fleurie.

Lorsqu’on leur demande pourquoi ils ne nettoient pas la place, ils répondent :  » Cela fait partie du charme de cet endroit ». L’un d’entre eux poursuit :  » On ne peut pas nettoyer sinon ce lieu perdrait son âme. L’odeur des poissons et toutes ces immondices le rendent spécial ».
Pour ces hommes, l’authenticité a un prix. « L’hygiène n’est pas une priorité ».

(1) « Soyez le bienvenu, venez acheter les bonites »

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